Maman Mélancolie
c’était jour de chorale
à l’Académie des Saints-Anges
sur le boulevard Saint-Joseph
sœur Marie j’sais pas qui
avait dit à ma mère
qui venait juste d’avoir douze ans
au milieu d’une chanson
devant toutes les filles
comme ça
bête de même
« mademoiselle vous chantez tellement faux
taisez-vous
cachez-vous derrière la grande là-bas
et demain quand monsieur l’inspecteur viendra
et que nous chanterons pour lui
Les Cloches du Hameau
ne chantez pas un mot
taisez-vous faites semblant
ce sera mieux pour tout le monde
taisez-vous faites semblant ! »
ma mère a pus jamais
chanté devant personne
ni en vacances
ni en boisson
surtout pas en famille
ni d’un bord ni de l’autre
on a jamais été
de ce genre de famille qui chante
et qui fait saliver les biographes
et les recherchistes
d’émissions de variété
non non anyway
sœur Marie j’sais pas qui
c’est vous qui aviez tout faux
ma mère faussait pas
elle chantait en mineur
elle m’avait eu mineure
et chantait en conséquence
en tirant vers le bas
les notes trop joyeuses
ma mère faussait pas
elle chantait juste
elle chantait juste pour moi
c’était toujours l’automne
dans le son de ta voix
maman mélancolie
quand tu chantais pour moi
c’était toujours l’automne
dans le son de ta voix
maman mélancolie
quand tu chantais
juste pour moi
elle aimait Mouloudji
et quand elle me chantait
le soir pour m’endormir
« un jour tu verras
on se rencontrera
quelque part n’importe où
guidés par le hasard » *
du haut de mes quatre ans
j’étais loin de me douter
que le hasard ben c’était moi
elle n’avait qu’une septième
mais tellement d’appétit
pour les mots les poèmes
pour les artistes aussi
elle se voyait elle-même
comme une muse de la nuit
maman mélancolie
je l’ai vue ballerine
sur une photo jaunie
insouciance de gamine
à l’orée du désir
je l’ai vue dans les bras
des garçons de l’été
maman féminité
je l’ai vue souriante
en pin-up de l’époque
sur le capot d’un char
innocence équivoque
je l’ai vue mystérieuse
et ténébreuse aussi
c’était toujours l’automne
dans le son de ta voix
maman mélancolie
quand tu chantais pour moi
c’était toujours l’automne
dans le son de ta voix
maman mélancolie
quand tu chantais
juste pour moi
quand la foudre a frappé
au dix-huitième hiver
elle est tombée d’amour
dans la neige première
pour un jeune premier
aussitôt reparti
maman mélancolie
et voilà que j’arrive
moulé à son image
une bouée de sauvetage
un p’tit homme à sa mère
elle me donne le monde
et sa tristesse aussi
c’était toujours l’automne
dans le son de ta voix
maman mélancolie
quand tu chantais pour moi
c’était toujours l’automne
dans le son de ta voix
maman mélancolie
quand tu chantais
juste pour moi
quand tu chantais juste
* Un jour tu verras chanson de Marcel Mouloudji et George Van Parys éditions Meridian
